Beau, grand et fort !

En y réfléchissant, certains Pokémon furent bien moins dépaysés que d’autres, presque un siècle avant ce jour.
Imaginez, le pauvre poisson du fond de la mer, subitement transformé en humain. Un changement d’être, de cadre, de vie. Ceux-là durent réapprendre le concept d’existence.
En comparaison, les nombreux humanoïdes qui vivaient déjà en société parmi les humains devaient se sentir bien aisés. Tygnon s’offusqua-t-il de la disparition de son jupon mauve ? Kapoera garda-t-il la tête à l’envers ? Kicklee prit-il son courage à deux mains ?

Sans surprise, nombre d’entre eux gardèrent leurs habitudes. Les Machopeurs, par exemple, pullulaient toujours à profusion dans le monde de la construction, et la ville d’Ekaeka ne se privait pas de requérir leurs services. Seule différence, à présent, ils comptaient parmi les citoyens de cette ville portuaire, laquelle s’agrandissait un peu plus chaque jour.

C’est à proximité d’un de ces chantiers que débuta l’histoire d’aujourd’hui, tandis que des clameurs d’enthousiasme résonnaient à travers le vacarme assourdissant des machines. Légèrement à l’écart, Neige, la gamine aux cheveux blonds, s’était pourvue d’un costume grisâtre qui étonnerait ceux qui connaissent son goût pour les couleurs. Où avait-elle été le trouver ? On soupçonnerait facilement une boutique de déguisements : trois crètes jaunâtre surplombait la capuche qui lui couvrait la tête, rappelant le physique des Machoc d’autrefois. De plus, les manches et les jambes du costume étaient rembourrées, de façon à simuler les muscles de ces créatures aussi petites que costauds.

Ainsi vêtue, Neige avait traversé la ville en courant – et en hurlant sa bonne humeur – jusqu’à ce site, où elle s’empressa d’imiter les travailleurs en s’emparant de choses beaucoup trop lourdes pour elle pour les trainer d’un point à l’autre sans aucune logique évidente. Chaque fois qu’elle parvenait au bout de sa route, la petite prenait la pose à la façon d’un bodybuilder, sous les éclats de rire de travailleurs bienheureux de voir leur routine ainsi égayée.
Ces derniers la laissèrent faire et se mirent même à l’imiter en un déferlement de testostérone – et d’œstrogènes, mesdames n’étant pas en reste dans la mascarade –. Chacun braillait le moindre effort, se mettait en valeur après chaque accomplissement, et clamait haut et fort le succès futur de leurs entreprises.

Le brouhaha ainsi généré ne manqua pas d’alerter le voisinage. Les passants s’arrêtaient, curieux, observaient la scène d’un air mitigé, puis reprenaient leur route sans comprendre cet engouement. Certains questionnèrent la petite sur sa provenance et ses parents, mais elle se contenta de répondre : "je suis un Machoc !" et de reprendre son "travail". Impossible d’en savoir plus ! Les gens supposaient que ses parents appartenaient aux travailleurs, et qu’elle les accompagnait pour la journée. Ah, s’ils savaient…

Alors qu’elle trainait du bout des bras une barre en fer presque aussi grosse qu’elle, Neige fut une nouvelle fois interrompue par l’un des passants. Toutefois, celui-ci joua le jeu de son costume, contrairement aux autres. Ce détail le plaça immédiatement sur un piédestal en comparaison des dizaines d’autres insignifiants qui ne faisaient que lui faire perdre son temps ! Ravie de se faire appeler ainsi, la gamine lui offrit un sourire rayonnant avant de le saluer en remuant ses deux mains devant elle en s’apprêtant à répondre.
Aussitôt, la barre de fer – qu’elle venait de lâcher sans y réfléchir – s’écrasa au sol dans un vacarme métallique assourdissant. La gamine sursauta en se jetant contre les jambes de l’adulte, qu’elle agrippa de toutes ses forces, non sans lui vriller les tympans d’un cri de stupeur aigu.
Une fois qu’elle comprit l’origine de ce vacarme, Neige soupira de soulagement et ricana de sa bêtise, toujours collée contre l’étranger. Ce n’est qu’après avoir leva la tête vers le visage de ce dernier qu’elle desserra son étreinte pour se mettre à lui tourner autour en sautillant gaiment.  

— On soulève les plus lourds de tous les cailloux ! Même qu’après tout ça : POUF ! ça fera une maison giga grande !

Loin de se douter de son inutilité, Neige accourut de nouveau vers l’imposante barre de fer qu’elle avait peiné à déplacer de quelques mètres. Tout portait à croire qu’elle comptait réitérer sa tentative désespérer de l’emmener on ne sait où, ailleurs sur le terrain de construction. Le regard tourné vers le nouveau venu, elle s’empressa de tapoter son fardeau de ses deux mains avant d’ajouter :

— Dis, dis ! T’as l’air super fort, toi ! Tu peux m’aider ? À nous deux, on va pouvoir tout finir vachement vite !

Complètement surexcitée, la gamine joignit les mains à hauteur de son torse et supplia l’adulte d’un air aussi désespéré que le plus attendrissant des minous.

— Si te plait ! ajouta-t-elle de sa voix fluette.

Ses yeux brillaient d’espoir, tant l’enfant semblait croire qu’un coup de main sauverait sa journée. Toutefois, si quelqu’un détaillait ses pupilles de manière plus minutieuse, il y percevrait une autre lueur, bien plus étrange et mystique. Un éclat bleuté et agité, comme ces vagues dont l’écho leur parvenait, à quelques mètres d’ici. En étant aussi proche de l’océan, Neige sentait ses pouvoirs vibrer en elle. Chaque vague, chaque remous lui parvenait aussi distinctement que lorsqu’elle surfait à leur surface. Et chaque fois qu’elle fermait les yeux, ne serait-ce que le temps d’un instant, elle voyait l’étendue bleue en songe, aussi distinctement qu’en se tournant vers la plage.

Alors qu’elle peinait à soulever une seule barre métallique, Neige se retrouva les yeux écarquillés et la bouche entrouverte plusieurs seconde en voyant l’adulte en soulever deux paires d’un seul coup. Sa propre barre lui échappa des mains à nouveau, sauf que cette fois, elle était trop abasourdie pour ne serait-ce que se rendre compte du bruit qu’elle provoqua.
Elle ne reprit ses esprits que lorsqu’il s’adressa à elle. La gamine laissa échapper un « woaw ! » plein d’admiration avant de sauter sur place en applaudissant ce bienfaiteur qui venait à son aide.

— Mais t’es encore plus fort que je croyais ! T’es même plus fort que le plus fort de mes copains !

Elle devait revoir tous ses plans ! Avec une telle force de la nature à ses côtés, la maison ne prendrait même pas dix minutes avant d’être terminée ! Sans même prendre le temps de ramasser sa propre barre, Neige courut jusqu’à l’autre bout du terrain de construction, certaine que l’autre la suivrait.
Puis, une fois arrivée, elle s’immobilisa subitement… Mais avec quelqu’un d’aussi fort, pourquoi se limiter à une simple maison ? Ils pourraient faire des choses extraordinaires ! Comme… Comme des trucs vachement hauts !

— Là, là ! On pourrait… ici !

La petite tournait dans tous les sens, se laissant aller à chacune de ses idées avant d’enfin en choisir une plus exceptionnelle que les autres :

— Là ! On pourrait faire… une échelle ! Jusqu’au ciel ! Dis, dis, tu peux tout mettre les uns sur les autres, aussi haut que possible ! Et après, de là-haut, on verra toute la ville ! Toute l’île ! Tout le monde d’un seul endroit !

Sans réaliser la folie de son idée, Neige continua son manège, courant de gauche à droite à la recherche du meilleur endroit pour entamer ce fabuleux projet, sous le regard amusé des passants. Malgré elle, ses mouvements semblaient suivre le rythme des vagues d’une démarche presque gracieuse. En courant ainsi n’importe quel autre jour, elle se serait surement rétamée par terre plus d’une fois ! Ce n’est qu’après un temps qu’elle s’arrêta enfin pour réfléchir, ou plutôt, pour s’interroger sur un point particulier de son nouvel ami. Au-delà de ses muscles gigantesques, de ses superbes tatouages et de son œil aussi rouge que le soleil, Neige avait remarqué une anomalie sur le corps du nouveau venu. Son deuxième œil, caché derrière ses cheveux sombres, était aussi noir que le néant. Non pas qu’une telle étrangeté l’inquiète, elle avait déjà vu des tas de gens bizarre depuis sa naissance, mais cela lui rappelait quelque chose. D’autres personnes qu’elle avait croisées, ailleurs, un autre jour. Des gens qu’elle n’avait pas vraiment retenu, juste observé en coup de vent. Mais bon sang, où était-ce ? C’était pourtant marquant, une tâche aussi noire sur un corps ! Ou peut-être confondait-elle avec le pelage de certains Pokémon ? C’était sans doute ça ! Ce monsieur était certainement un Pokémon tout noir à l’origine, donc son œil était resté de cette couleur ! Il n’y avait pas d’autre explication.
La gamine retrouva son sourire rapidement, après une brève perplexité. Elle ne semblait pas avoir changé d’attitude vis-à-vis de l’adulte, cependant, elle gardait cette question en tête pour plus tard.