Et comment qu'on fait pour être méchants ?

— On arrive ! On arrive !

Tout excitée qu’elle était, Neige tirait sur la manche de son partenaire du jour en pointant du doigt Ho’ohale, la ville près de laquelle leur bateau n’allait pas tarder à s’amarrer. Enfin, leur mission allait pouvoir commencer ! C’était la première fois que les Nyx comptaient vraiment sur elle. La première fois qu’elle agirait en équipe ! Bon, en vérité, elle était plutôt là pour observer, s’imprégner des compétences de son partenaire, et rentrer sans faire d’éclat avec la tête pleine de nouvelles stratégies. Mais pour elle, cette journée se devait d’être exceptionnelle !

Pour l’occasion, elle avait revêtu une tenue à capuche mauve d’où s’échappait sa longue chevelure blonde, ainsi qu’un pantalon souple de cette même couleur. Trois traits unis marquaient le haut de son sweat, tandis qu’une marque noire en traversait le bas de part en part, tel un sourire malsain offert aux gens qui l’entouraient. Cependant, le dessin ne prenait tout son sens que lorsqu’elle levait les bras aux cieux : ses deux manches, rayonnantes des couleurs d’une flamme jaune et orangée, dessinaient alors les deux yeux mouvants qui complétaient le tableau de l’effrayante marque portée par les Arbok d’autrefois.
Un déguisement donc moins marqué qu’à l’habitude, mais tout aussi trompeur sur sa véritable nature. Heureusement pour lui, son partenaire pouvait déduire la nature de l’enfant, ayant déjà rencontré son Raichu de père.

Car leur aventure du jour provenait d’une idée de son père. Suite aux dernières péripéties solitaires de sa fille, toutes plus ou moins dangereuses, et notamment une dont elle revint la jambe cassée, le brigand Raichu avait décidé qu’il était temps pour elle d’apprendre quelques rudiments de leur survie. Et pas seulement les quelques bricoles qu’il parvenait à lui enseigner. Elle n’apprendrait rien en restant aux côtés de son vieux père. Non pas qu’il en soit incapable : il avait déjà formé plusieurs matelots auparavant. Mais sa propre fille ? Leur relation perturbait sa formation. Il était à la fois trop laxiste, trop perfectionniste, et toujours indécis. Il voulait son bonheur, tout en espérant qu’elle réussirait, en toute sécurité, avec efficacité… et bien sûr, en ignorant les sourires attendrissants qu’elle lui offrait avant d’habilement détourner la conversation. Non, tout cela était inutile ! Il leur fallait quelqu’un d’autre. Un jeune, possédant cette même énergie dont la gamine débordait ! Un type de confiance, dans l’équipe depuis plusieurs années, à la fois doué et… Et différent. Sa fille méritait plus qu’un cours de piraterie avec le Sharpedo du coin ! Elle était déjà rusée et possédait quelques capacités étonnantes. Tout ce qu’il lui manquait… C’était un peu de sérieux.
Mais soyons réalistes : personne ne devient sérieux du jour au lendemain. Voilà pourquoi Neige n’irait pas chanter Yo-ho avec les autres. Au lieu de ça, elle apprendrait aux côtés d’une autre tête brûlée : un certain Léo, que le Raichu avait fini par repérer après mûre réflexion. Peut-être pas le meilleur parti pour former quelqu’un… un peu jeune, inexpérimenté, trop fougueux… et pourtant, toujours là ! Eh ! Avec leur rôle dans cette foutue société, c’était encore la meilleure preuve d’efficacité que l’on puisse trouver ! Par ailleurs, tout le monde le disait motivé, et il semblait même avoir déjà travaillé avec des nouveaux. Alors bon ! Puisque tous les voyants étaient au vert et que ce type avait l’air d’être le plus proche de ce que l’adulte recherchait pour former sa fille, il n’avait pas attendu davantage avant de le lui proposer.

Et ce fut suite à cet échange que Neige et Léo mirent pied à terre non loin d’Ho’ohale, parés pour une journée d’expériences des plus enrichissantes.

Neige gloussa tandis que son aîné lui tapotait la tête et répondait à son enthousiasme. Elle, prête ? La question ne se posait même pas. Elle leva les bras d’un geste brusque en hurlant de tout son soûl :

— J’ai jamais été aussi prête ! Y vont rien voir venir, on sera les héros de tous les Nyx ce soir !

Heureusement que personne de la côte ne pouvait encore les entendre, la petite semblait avoir déjà oublié l’une des premières règles de leur survie : la discrétion. Elle voyait les choses en grand pour cette journée ! S’il comptait l’impressionner, ou ne serait-ce que satisfaire son ambition, Leo allait devoir se démener. À moins de la ramener à la réalité dès maintenant ?
Le jeune homme l’attrapa et l’installa sur la rambarde : les yeux de l’enfant brillaient d’une excitation sans précédent, encore amplifiée par l’aura bleutée habituelle de ses pupilles qui vibrait au rythme des vagues depuis leur départ en mer. Elle trouva cependant la sagesse d’écouter son mentor, tandis qu’il l’interrogeait sur la ville en lui enseignant sa première leçon. Bien connaître le terrain ! C’était noté !

— Bien sûr, je connais super bien ! J’adore monter en haut du phare de Konikoni, et de là-haut, on voit tout ! En plus, on peut parler à plein de gens de là-bas de l’autre côté de la rivière, c’est trop drôle ! Même qu’une fois, je l’ai traversée la rivière, et les gens ont tous eu peur que je me noie !

Persuadée que tout cela lui apporterait un avantage exceptionnel, la petite pouffa de satisfaction sans s’imaginer un seul instant qu’il pourrait être problématique qu’on la reconnaisse.
Elle n’était donc allée en ville qu’une fois. Par contre, elle serait capable de dessiner chaque maison de mémoire tant elle avait passé de temps à l’observer du haut du phare. Restait à voir ce qu’en penserait ce grand pirate !

Ils arrivaient ! Neige peinait à contenir son excitation. Son regard se braqua sur la ville tandis qu’elle répondait aux interrogations de Leo sans trop y réfléchir :

— Oh ? Euh… Non, j’ai jamais fait de vraie mission ! Enfin parfois, je trouve des super costumes à ramener, mais papa il dit que c’est pas ce dont on a besoin. Pourtant, ils sont super cool, promis ! Sinon je fais comme il m’a dit : quand j’ai faim, ben je prends ce qui me fait envie, et si on me voit, je cours. Et si on m’attrape, je pleure. Ça marche à chaque fois ! Papa y dit que si on arrive à toujours manger ce qu’on veut, on saura tout avoir dans la vie !

En vérité, c’était surtout l’occasion pour le père d’entrainer sa fille en la tenant à l’écart de véritables méfaits. Personne ne s’inquiétait d’une petite voleuse de brioche.

— Y m’a aussi appris à pas me perdre en mer, pour toujours savoir rentrer, et plein de trucs ennuyeux sur les bateaux et les gens qui faut pas approcher !

Et certainement des dizaines d’autres choses que Neige avait omis, aussi bien volontairement que non. Elle passa notamment sous silence tout ce qui se rapprochait de près ou de loin d’un entrainement guerrier, espérant ainsi que son nouveau mentor n’aurait pas la mauvaise idée de l’embêter avec ça lui aussi. Oh, oui, parce qu’au passage, elle avait également appris à manipuler les gens. Une sorte de leçon involontaire de son paternel.

Le bateau à peine amarré, Neige s’empressa de descendre d’un bond et démontra son manque d’agilité. Sans pour autant se rétamer par terre, elle dû poser les mains au sol pour s’éviter une chute malencontreuse. Elle se releva aussitôt, le visage toujours rayonnant, comme s’il ne s’était rien passé, puis se retourna en sautillant, pressée d’être rejointe par son camarade.
C’est alors que Leo s’abaissa à sa hauteur pour lui tendre une main, geste symbolique qu’on ne lui avait encore jamais présenté. Elle le dévisagea un instant de deux grands yeux ronds, perplexe sur ce qu’il attendait d’elle, puis retrouva son sourire aux paroles de l’adulte. Ah, c’était donc ça ! Bien qu’elle ne comprenne pas l’intérêt de bien se tenir pour leur opération, Neige jugea qu’elle avait malgré tout compris le sens de la phrase de son mentor. Elle agrippa donc la main de Leo en pouffant et commença à l’entrainer en direction des rues de la ville.

Les deux pirates étaient partis assez tôt pour arriver sur place en fin de matinée. Une heure où la foule commençait à affluer dans les rues et où les proies se faisaient aussi nombreuses que variées. Lorsque Neige s’arrêta, elle jeta des regards autour d’elle, fixant absolument tout ce qui pouvait attirer son attention. Que ce soit les échoppes, les passants, mais aussi les fleurs en pot, d’autres enfants qui jouaient, la mer derrière eux et surtout, au grand surtout, Leo.

— Dis, on fait quoi du coup ?

Neige hocha la tête d’un air sérieux aux paroles de Léo. Forme et habilité ! C’était noté ! Habilité à quoi ? Pas à jouer la comédie, en tout cas. Son mentor n’avait pas l’air d’aimer jouer sur les larmes. Surement qu’elle comprendrait à force de le voir faire, elle n’allait quand même pas l’interrompre pour si peu ! Surtout que lui l’avait écoutée jusqu’au bout sans l’interrompre, il l’avait même un peu complimenté ! Elle pouvait bien se montrer sage quelques minutes.
Après les avoir éloignés de la foule, l’adulte se mit à sa hauteur pour la suite la leçon. Neige serra les poings devant elle, toute excitée de cet échange qui se rapprochait des discussions de plans machiavéliques mis en scène par diverses séries télé.

— Mince ! Mais alors… » Neige posa ses deux mains sur sa bouche, réalisant qu’elle parlait beaucoup trop fort pour une mission top secrète. Elle reprit donc en chuchotant à travers ses doigts écartés : « Fallait que j’y pense avant ! Je t’aurais prêté plein de costumes ! »

Certainement que le reste des Nyx auraient été ravis de voir Léo déguisé en Skitty ou on ne sait quel autre Pokémon, avec en prime des vêtements surement trop petits pour lui.
Neige était habituée à mentir sur son identité. Rares étaient ceux qui connaissaient sa véritable espèce, et son nom était déjà un nom d’emprunt. Par contre, elle était du genre à revenir toujours au même endroit, tant qu’elle s’y plaisait, et donc, que personne ne l’y avait encore attrapée. La révélation de Léo lui fit l’effet d’un choc, qu’elle encaissa la bouche entrouverte tandis qu’elle hochait la tête. Elle nota dans un coin de sa tête de ne pas revenir ici dès demain. Et ce, même pour le phare !
Suite à ces derniers conseils, la première partie de leur mission commença : le repérage. Et avec elle, la première de leurs combines du jours : elle devrait se faire passer pour une petite sœur. Hum, Neige n’avait jamais eu de bonne relation avec ses frères et sœurs. Elle fut jalousée, puis moquée et enfin rejetée. L’idée d’envoyer paitre son mentor par respect du plan lui traversa l’esprit, sauf que cela lui semblait illogique. Peut-être réagissait-il autrement avec sa petite sœur, s’il en avait une ? Comment faisaient les autres familles ? Neige eut beau fouiller sa mémoire, elle ne connaissait pas tant de familles qu’elle pourrait comparer. La seule chose qui lui vint à l’esprit fut finalement un personnage parfaitement fictif. Mais elle, au moins, elle appréciait son grand frère. Mieux, elle l’admirait ! Sans doute était-ce plus proche du rôle que Léo désirait la voir jouer ? Ni une, ni deux, Neige s’imprégna du personnage dans sa réponse suivante :

— D’accord, Oniiiiii-chan !

Voilà qui était plus vrai que nature. Tout y était : le ton excessivement appuyé, le regard rayonnant et insistant, et même la gestuelle suggestive plus que dérangeante.
Neige reporta son regard sur son environnement, à la recherche d’une cible qu’ils pourraient braquer. Sa première proposition fut une évidence. Quelque chose que personne ne pourrait refuser ! Elle entama un mouvement de bras pour pointer quelque chose du doigt, puis se rappela les paroles de son mentor : discrètement ! Elle devait retenir tant de mauvaises habitudes… cette mission risquait d’être plus compliquée que prévu !

— Là-bas, euh…
Elle fronça le nez, embêtée de ne pas pouvoir désigner ce fameux 'là-bas'. Elle allait devoir ruser !
— La maison au toit tout plat, ils font à manger super bien, et ils laissent tout devant leur magasin pour que les gens choisissent, c’est super simple d’en prendre sans qu’y voient rien !

Et là, elle parlait d’expérience. Même lorsqu’elle chuchotait, la gamine était incapable de réfréner son excitation. D’ailleurs, elle fut incapable de se retenir avant de proposer autre chose :

— Oh, oh ! Y’a aussi la banque ! C’est toujours bien, les banques, non ?

Un peu trop ambitieux, peut-être ? À son niveau, elle n’en savait rien.

— Oh, sinon, regarde ! » Cette fois, elle ne put s’empêcher de pointer sa cible du doigt. « Y’a plein de gens qui ont des affaires mais qui sont assis et qui discutent, y verraient même pas qu’on leur prend tout ! »

Certains touristes s’éloignaient même de leurs sacs pour prendre des photos de la plage, une occasion en or pour un pickpocket attentif ! Évidemment, Neige n’envisagea pas un seul instant le camion remplie de médicaments. C’est vrai quoi : elle n’était pas malade, pourquoi se serait-elle embêtée avec ça ?

Spoiler:

Hochement de tête, rehochement de tête. Les poings serrés, Neige buvait les paroles de l’adulte tandis qu’elle sentait l’excitation se transformer en tension petit à petit. Elle devait impressionner son mentor ! Que dirait-il si elle ratait son premier coup ? Impensable !
Elle n’osait plus parler, de crainte d’attirer sur eux les regards. Pourtant, elle était prête ! Au final, ce n’était pas si différent de ce qu’elle avait déjà fait auparavant. Même si elle préférait voler des choses précises, qui lui plaisaient, ou de la nourriture… voler ci, voler ça, finalement, c’était du pareil au même, non ?

Puis Léo la rappela à l’ordre. Naturelle ! Rester naturelle ! Elle respira un grand coup, puis reprit une démarche plus enfantine, moins sérieuse. Il lui affirma même qu’en cas de loupage, il lui viendrait en aide ! Mais non, elle ne devait pas échouer !
Elle hocha la tête, une fois encore. Ce ne fut qu’à sa dernière phrase qu’elle retrouva le courage de s’exprimer pleinement en posant une main sur son torse :

— J’y arriverais, je serais la meilleure de tes petites sœurs !

Comme s’il en avait plusieurs ! Quelle idée… Bref, Neige s’écarta de son aîné tandis que ce dernier allait distraire l’une des familles de touristes. De son côté, la petite faisait mine de jouer avec des amis imaginaires, comme tout enfant de son âge apparent : quelques regards se posèrent sur elle, amusés par sa dégaine enfantine, mais aucun d’insistant. Elle avait le champ libre. Mine de rien, elle se rapprochait discrètement de l’étalage de serviettes de leurs cibles.
Du coin de l’œil, Neige surveilla son mentor, guettant le moment opportun afin de passer à l’action. Elle observa également les gens installés aux alentours pour s’assurer qu’aucun voisin ne poserait problème : rien de ce côté-là non plus ! Ni une, ni deux, elle s’installa l’air de rien sur les serviettes de ses cibles, à quatre pattes, évaluant d’un regard discret s’ils possédaient quelque chose de valeur. Il y avait bien évidemment des sacs à mains, qui contenaient sans doute la totalité de leurs effets personnels, ainsi que des sacs de plage bourrés de leurs vêtements, moins intéressant.
C’est maintenant qu’elle devait agir. Saisir un sac, et repartir discrétos, que personne ne la remarque.

— T’es qui toi ?

La voix fusa, froide, masculine. Neige, toujours à quatre pattes, tressaillit. Heureusement, elle n’avait pas encore agrippé le sac. Pendant un instant, elle songea à partir en courant, comme Léo le lui avait interdit. Puis elle se ressaisit : elle n’allait quand même pas trahir la confiance de son mentor ! Tout n’était pas encore perdu… C’était, c’était… juste un imprévu ? C’est ça ! Un imprévu !
Elle tourna la tête et découvrit un jeune homme moins vieux que Léo de quelques années. Son visage lui disait quelque chose… Pourtant, ils ne s’étaient jamais rencontrés ! C’était plutôt… comme une impression de déjà vu… Oh ! Le petit ! Neige se rappela du gamin qui jouait dans le sable. C’était le portrait craché de ce type en fin d’adolescence, et au corps aussi musclé que bronzé. Il portait quatre glaces aux parfums différents dans ses mains, et se dirigeait clairement vers les adultes que Léo occupait.
Toutes ces analyses mises bout à bout, il n’était pas dur d’en conclure que l’aîné de la famille revenait d’une course au glacier du coin. Pile au mauvais moment, comme on dit ! Et en voyant Neige installée sur la serviette de ses parents, il ne pouvait que se montrer méfiant envers elle.
Ils étaient dans une sacrée galère ! Mais Léo saurait les tirer de là, pas vrai ? Attendez… Non ! C’était à elle de faire ce qu’il fallait ! C’est vrai quoi, c’était sa première mission !
Elle se remémora les conseils de l’adulte : Mentir. Ne pas courir. Avoir l’air naturelle…
La petite porta un doigt sur sa bouche et murmura discrètement à l’intention du nouveau venu :

— Chuuuut !

Et comme si de rien était, elle profita de sa position pour trottiner à quatre pattes en direction des parents que Léo occupait. Elle se fit faussement discrète, rampant presque face contre terre, ayant de nouveau l’air de jouer comme l’enfant qu’elle était. Celui qui l’avait surpris l’observa, les yeux ronds, et se contenta de la suivre sans vraiment comprendre à quoi il assistait. Ce n’est qu’une fois arrivé à hauteur des adultes que Neige révéla son "plan" : elle bondit sur la femme par derrière en hurlant :

— BOUH !

L’étrangère sursauta en sentant la gamine s’agripper à sa jambe, tenta de s’écarter en vain, puis porta enfin son regard sur la pauvre enfant innocente qu’elle avait pris pour un vilain Pokémon sauvage.

— Oh, mais regardez cette petite Arbok, qu’elle est mignonne ! s’exclama-t-elle en caressant la tête d’une Neige toute souriante.

Une fois son méfait accompli, la gamine tourna la tête en direction de Léo : elle se figea un instant, ses yeux s’élargirent subitement, puis elle écarta les bras, libérant sa proie initiale avant de hurler :

— Oni chaaaan !

Et comme si de rien était, elle se jeta sur lui et l’enserra de tout son amour imaginaire de petite sœur. Mais si vu de l’extérieur, cette scène avait tout d’une réunion entre un frère et sa sœur, Léo de son côté put sentir que la petite glissait discrètement quelque chose dans sa poche. Elle agita ses doigts une fois à l’abri des regards pour être bien certaine que l’adulte comprendrait son message : elle avait pris ce qu’elle avait pu : deux colliers cachés en-dessous des serviettes. Du coup, mieux valait ne pas trainer dans le coin trop longtemps ! Elle n’avait même pas pris le temps de s’assurer de leur valeur, prise sur le vif par l’autre adolescent et ses glaces.
Restait maintenant à espérer que Léo saurait les sortir de cette situation sans attirer davantage de soupçons…
Mais bien sûr qu'il y arriverait ! C'était un super Nyx, lui, déjà mega entrainé, tellement qu'il devenait son mentor ! Neige n'était absolument pas inquiète !

Et voilà qu’il la réprimandait ! Faussement, bien sûr. Si Neige pouvait déceler le vrai du faux, ce n’était clairement pas le cas de ces touristes à mille lieux d’imaginer la supercherie. Suivant la logique de son "frère", Neige se retourna vers les adultes, un large sourire illuminant son visage, et s’excusa avant de clamer de toute sa bonne humeur :

— Le continent ? Mais c’est loin tout plein, vous avez dû visiter le monde tout entier ! Oh… Et bonjour !

Elle pouffa d’un air presque naturel avant de reporter ses yeux sur son mentor. Celui-ci lui parlait de glace. Bon sang, il était drôlement doué pour enchainer les sujets, même elle, elle avait un peu de mal à suivre, alors ces touristes… il ne leur laissait pas une seconde de répit pour réfléchir aux maigres incohérences qui pourraient fragiliser leur histoire.
Ce n’est que lorsqu’elle se sentit légèrement forcée de tourner en direction de l’aîné qu’elle réalisa qu’un double sens se mêlait aux paroles du Nyx. Des glaces ? Quoi, il voulait qu’elle vole les glaces ? Mais c’était peine perdue, il les tenait dans ses mains ! Les joues gonflées de frustration, Neige détailla l’étranger, cherchant à s’imaginer une faiblesse que Léo aurait pu déceler pour envisager de le dépouiller.

Peut-être avait-elle mal compris ? Non, Léo persistait dans son plan, ils se déplaçaient clairement en direction du jeune homme. De façon bien trop discrète pour que les adultes réalisent la manœuvre, mais suffisamment évidente pour que Neige ne puisse s’y tromper. Hélas, la petite n’avait toujours pas réalisé que la véritable cible de Léo était le portefeuille du jeune homme, et non ses glaces.

Finalement, le plan initial échoua à cause de cette incertitude : même si Léo avait conservé l’attention des adultes en discutant avec eux, l’aîné, pour sa part, ne lâchait plus Neige des yeux, troublé par l’insistant regard qu’elle lui lançait. À n’en pas douter, s’ils poursuivaient sur ce plan, Léo allait devoir agir de lui-même.

À moins que… toujours incertaine du plan de son mentor, Neige changea de stratégie. Sa moue agacée se mua en une triste supplique envieuse, tandis qu’elle suivait du regard les mains du garçon lorsqu’il tendit l’une des glaces au plus jeune de sa famille. Sa main se raffermie sur le pantalon de Léo, exprimant un mélange de frustrations à la fois fausses et bien réelles.

Une fois encore, l’aîné détailla la petite bouille de Neige. Il n’avait plus qu’une glace en main, la sienne, et Léo venait de lancer les aurevoirs, signant la fin du temps réglementaire pour Neige. Elle n’avait pas pu agir, du moins, pas efficacement… et pourtant, elle finirait par y gagner un prix de consolation :

— Attendez ! lança le garçon en la voyant désespérer.

De sa main libre, il s’empara du portefeuille que Léo convoitait et en retira un billet avant de le remettre à sa place.

— Tenez, s’exclama-t-il. Ce serait dommage d’attendre que vous rentriez chez vous, il faut profiter des glaces tant qu’il fait chaud !

Pour la première fois, il souriait, comme si sa méfiance avait fini par s’éteindre à force de paroles innocentes. Finalement, ce n’était pas un si mauvais bougre… D’ailleurs, ses parents semblaient ravis du geste de bonne foi de leur enfant !
Alors qu’il tendait le billet en direction de Léo, Neige s’empressa de jouer son rôle et se jeta sur le garçon, l’enserrant de ses bras en hurlant de joie.

— Merci, merci ! T’es le plus gentil du continent !

Et par hasard, sa main se posa sur le portefeuille mal rangé. Oh. Mais. Et si c’était ça, le plan, à la base ? Le garçon avait le regard braqué sur Léo, tandis qu’il lui tendait le billet. Les parents discutaient entre eux, vantant les mérites de leur fils dont ils étaient si fiers. Quand au petit, il mangeait, dans son monde. Personne ne regardait ! Ce serait si simple… Elle n’avait qu’à refermer ses doigts, et le portefeuille disparaîtrait avec elle.

Pourtant, lorsqu’elle se détacha du garçon, Neige n’avait rien dans les mains, et le portefeuille dépassait toujours de la poche du jeune homme. Peut-être même y était-il un peu plus renfoncé, comme si Neige l’avait remis en place pour éviter que d’autres n’imitent leurs méfaits.

— On y va, on y va ? Vite, Oni chan !

Elle trépignait d’impatience, bondissant sur place à répétition en pointant du doigt le cabanon de glace. Elle se montrait insistante, bien trop insistante pour que ce soit innocent : elle voulait faire comprendre à Léo qu’elle n’avait plus envie de dépouiller le garçon. Bon, ce n’était peut-être pas très Nyx, mais parfois, c’était comme ça, elle n’avait plus envie. Elle préférait voler les méchants, plutôt que les gentils, et tant pis si son mentor la grondait pour ça !

De son côté, l’aîné des touristes lui lançait un dernier sourire en la saluant, tandis qu’il murmurait quelques paroles à l’intention du soi-disant grand-frère :

— C’est marrant cette couleur d’yeux qu’elle a, ta sœur ! On dirait des vagues !

Oh, elle l’avait peut-être un peu trop fixé, il avait remarqué sa petite particularité. Rien de bien grave, n’est-ce pas ?

Neige comprit que l’exercice prenait fin à la seconde où Léo attrapa sa main. Elle se laissa entrainer par l’adulte, docile et enfantine, puis resta dans le personnage encore quelques minutes lorsqu’elle remarqua qu’ils se dirigeaient véritablement vers le marchand de glace. Lentement, la frontière entre réel et illusion s’amincissait, à tel point qu’elle ne sut quoi penser à la nouvelle demande de son mentor. Payer une glace ? D’instinct, elle s’exclama à l’affirmative en sautant de joie, remerciant son 'Oni chan" comme l’aurait fait le personnage qu’elle endossait. En revanche, une fois le billet en main et tournée vers sa cible, son cerveau fuma de nouveau à l’idée d’un sous-entendu qu’elle aurait pu omettre, comme pour cette histoire de porte-monnaie ! Heureusement, cette fois-ci, elle avait tout le temps de la file d’attente pour y réfléchir.

Cette ainsi qu’elle attendit les poings serrés et les yeux rivés sur le vendeur, se remémorant les paroles de son mentor en boucle dans l’espoir d’y entrevoir un signe inexistant.
Toutefois, alors que la concentration de l’enfant était à son paroxysme, Léo laissa tomber le masque, délivrant par la même occasion l’élève de son personnage. En une simple question chuchotée, Neige sentit toute la pression retomber, si bien qu’elle en lâcha le billet dans ses mains. Ses mains s’agitèrent dans tous les sens, perturbant la lente descente du papier avant de s’y agripper de justesse avant qu’il ne touche le sol. Elle souffla de soulagement, puis se retourna vers Léo pour lui répondre.

Sauf que voilà, elle eut beau ouvrir la bouche, rien ne vint. Elle s’était pourtant tournée d’un mouvement vif, l’esprit enclin à dévoiler cette vérité, mais pas moyen de remettre la main sur ses mots ! Finalement, elle détourna le regard, cherchant sa réponse parmi les vagues qui déferlaient sur la berge. Toujours pas ? Bon, dommage. Il ne lui restait plus qu’à céder au vide béant de son esprit :

— Je sais plus. J’allais le faire, puis après, j’avais plus envie, alors je l’ai pas fait.

Elle avait d’autant plus honte que sa réponse ne la satisfaisait pas elle-même. Elle réalisait pour la première fois qu’elle n’avait jamais vraiment réfléchi à tout ça. Elle volait quand elle le voulait, ceux qu’elle voulait voler, sans prendre le temps d’analyser les raisons qui la poussaient à agir. Et aujourd’hui que quelqu’un lui avait en quelque sorte ordonné d’agir, elle n’avait pas pensé différemment. C’était mal, non ? Voler pour d’autres était différent de voler pour soi, on ne pouvait pas changer d’avis sur un coup de tête !
Voilà ce qu’elle concluait des paroles de Léo, durant lesquelles ses joues rougirent de gêne à une vitesse impressionnante. Elle hocha la tête d’un geste machinal aux deux questions qui s’ensuivirent sans oser reprendre la parole, déçue de n’avoir su accomplir son devoir jusqu’au bout. Bon, il est vrai que pour tout ce qui était des mensonges, elle avait plutôt assuré… Mais ça elle n’y pensait pas vraiment.

— Bonjour petite Arbok, qu’est-ce que je te sers ?

Neige sursauta et se retourna d’un coup devant le serveur qui lui demandait sa commande. Immédiatement et malgré son malaise, le personnage se remit en place.

— Coucou ! lança-t-elle d’une voix moins assurée qu’à l’accoutumée malgré une bonne volonté évidente. C’est laquelle la plus mieux bonne de vos glaces ?
— Haha ! Quelle idée, elles sont toutes excellentes ! Tu as un parfum préféré, peut-être ?
Habitué à ses répliques, le marchand n’avait pas eu de mal à lui renvoyer son choix. Qu’à cela ne tienne ! Neige n’avait pas dit son dernier mot :
— Le même que toi ! lâcha-t-elle avait un grand sourire.
— Chocolat ? s’exclama faussement le vendeur. Vraiment ? Quel heureux hasard !
Et voilà, il avait choisi ! Bon, la prise de risque n’était pas immense avec un tel parfum, mais Neige put se contenter d’hocher la tête avec satisfaction.

L’échange s’était fait comme si la discussion avec Léo n’avait pas eu lieu. En revanche, lorsque ses yeux clignèrent pour suivre la gestuelle du marchand, Neige réalisa leur humidité inhabituelle. Oh, non… pas ça ! Pas question de pleurer devant son mentor ! Hélas, même le marchand semblait l’avoir remarqué, sa voix se faisant plus douce tandis qu’il annonçait le prix de la glace. Elle ne devait pas se retourner ! Ne pas regarder Léo… Ne pas tourner la tête… Ne pas croiser son regard ! L’esprit focalisé sur cette catastrophe, elle tendit le billet d’une main hésitante, resta figée tandis que l’homme comptait la monnaie à lui rendre, se mordit la lèvre en le voyant lui tendre les quelques pièces. Jusqu’à ce qu’enfin, l’idée lui vienne.

Léo put entendre la petite renifler discrètement avant que ses paupières ne se joignent d’un ultime clignement et s’abandonnent aux larmes qui forçaient leur venue. Ses yeux réapparurent, rouges, humides, et grands ouverts, véritable supplique à l’intention du pauvre marchand. Ce dernier n’avait aucune idée de ce qui l’attendait !

— Je… (Juste à temps ! Voilà qu’elle se mettait à bredouiller...) Je peux… en avoir une autre ?

Le marchand n’eut besoin que d’un rapide coup d’œil sur la monnaie pour réaliser le sens de sa question : il ne restait pas assez. Évidemment, entre les yeux embués de l’enfant et le regard insistant des autres clients, il ne se sentit pas le cœur de refuser. L’instant d’après, Neige récupérait une seconde glace dans sa main libre à la place de la monnaie et remerciait l’adulte en le gratifiant d’un large sourire à travers les minces larmes laissées coulées.
Enfin, elle pouvait se retourner sans perdre la face ! Elle n’avait qu’à faire croire que ces larmes n’étaient que mensonges ! Un subterfuge destiné à faire céder le marchand ! Et voilà, le tour était joué !

— Cadeau ! Pour le meilleur des grands frères !

Neige tendait la seconde glace à Léo, rayonnante de satisfaction malgré ses yeux rougit. Aucune émotion négative ne filtrait de son paraître. Ce n’était pas si compliqué : elle était déjà heureuse qu’il puisse profiter de leur maigre prise avec elle. Vu comment il avait berné les étrangers avec brio, il la méritait bien plus qu’elle ! S’accrocher à cette pensée lui permit d’occulter le reste. Du moins, ce fut suffisant pour un temps. Mais au final, il lui fallut tout de même poser cette fameuse question et céder aux faux semblants :

— Dis, t’es pas fâché ?

Son timbre gêné trahissait la peine qu’elle se donnait tant de mal à camoufler. Selon la réponse de l’adulte, la rechute risquait d’être compliquée.