Au coeur de nos esprits écorchés [Flashback]

Deux coups du bout des phalanges. Quelques secondes filent, puis la voix grave lui parvient, étouffée par le panneau de la porte. Elle entre.
Le bureau est décoré sobrement. Une table recouverte de paperasse, un guéridon et un seul fauteuil, orienté face à la porte. Les murs bordeaux vides de tous tableaux assombrissent la pièce éclairée seulement par une lampe posée sur un coin de la table. L'unique fenêtre est ouverte malgré le froid glacial qui règle sur Unys. Janusia est au cœur de l'hiver, mais l'activité de la ville ne ralentit pas, loin s'en faut.
Elle garde les yeux fixés sur les pieds du fauteuil. Quant à lui, il ne lui jette qu'un bref regard avant de retourner aux dossiers étalés devant lui. Même assis, il ressemble à un colosse en comparaison à la créature chétive qui lui fait face. Une mallette en fer est posée sur le guéridon derrière lui. A l’intérieur, elle le sait, six alcôves, dont seulement deux sont occupées par des pokéballs. Sans les étiquettes collées dessus, on ne pourrait sans doute pas les distinguer l'une de l'autre. Elle sait que sur l'une d'elle sont marqué son nom et son numéro, comme il est de coutume pour chaque esclave de Chronos.
La voix du Maître a les accents inflexibles du dressage. Une voix pour donner des ordres, marquée par l'assurance de ceux qui savent qu'ils sont respectés. Elle la connaît bien cette voix, elle rythme ses pensées depuis quatre ans. Avant le Maître, il n'y avait rien. C'est le lien qui la lit à lui qui l'a fait se tenir debout, sa haine s'étant épuisée depuis longtemps. Elle obéit, elle marche, elle parle parce qu'il le veut bien et qu'elle lui est utile. Elle serait si facile à briser, la petite marionnette...

« Il y a eu un changement pour ce soir. Thomas ne part plus. On vous a assigné un nouvel équipier. »

Hochement de tête. La mission de ce soir. Son cerveau repasse en boucle les étapes du plan mémorisées par cœur. Rejoindre Anthony et les sbires chargés de veiller à ce que tous se passe bien porte 7. Pénétrer dans les sous-sols du manoir de combat. Localiser le lieu de rassemblement puis s'y inviter et délivrer un petit avertissement aux résistants qui s'y cache en en tuant quelques-uns pour la forme. Et si la possibilité se présente, faire disparaître définitivement Madame G, leader des rebelles de pacotille qui agitent Janusia depuis le début de l'automne.

« Pas question d'attendre, cette affaire doit être classée au plus vite. Tu encadreras la nouvelle, ce sera sa première fois. Elle devrait rester calme, mais les cris et les pleurs ne sont pas à exclure. Ewen lui a expliqué la mission dans les grandes lignes, et nous pensons qu'il serait mieux que ce soit toi qui ailles la chercher et qui lui fasses le résumé des opérations. Cela la mettra dans les meilleures conditions de parler avec quelqu'un de son âge. Tu l'appelleras Rose, et elle s'occupera seulement de couvrir vos arrières. »

Le Maître recalcule consciencieusement les événements avec ce nouveau dénominateur, auxquels devront s'ajouter de minuscules imprévus, qu'il s'occupe de lister méthodiquement. Elle l'écoute lui réexpliquer les détails du plan, les erreurs à éviter et les gestes à ne pas faire. Il sait qu'elle n'en a pas besoin, qu'elle serait capable de lui réciter tout cela avant même qu'il ne l'ait dit.
Mais en dessous de ce long monologue se cache une machinerie tout autre, du bourrage de crâne pur et dur, pour lui rappeler qu'elle n'est rien, qu'elle lui appartient, que ses pensées n'existent pas. Parce qu'elle ne pense pas, n'est-ce pas ? Elle n'est qu'un objet, un couteau merveilleusement bien aiguisé. Il continue de la convaincre qu'elle n'a pas de volonté, que cela a toujours été ainsi, qu'il n'y avait rien avant, qu'il n'y aura rien après. Le Maître n'a jamais eu besoin de faire plier son corps, son esprit suffisait. Et elle n'a jamais réellement résisté, comme si, au fond d'elle, elle savait déjà que son existence était une erreur. Ou bien est-ce le lien à sens unique des pokéballs de Chronos qui l'a convaincu des idéaux de son maître ?
Quelle importance, elle y croit. Il faut qu'elle y croie pour ne pas se détruire totalement, pour continuer à vivre, ne serait-ce qu'un peu. D'ailleurs, a-t-elle un jour vécu ?

« - Des questions ?
- Non.
- Très bien. Elle est dans le dortoir D. Chambre 46. Tu demanderas la clé au gardien, ton passe devrait suffire comme justification. Vous irez chercher un uniforme de sortie et vous retrouverez les autres à l'endroit convenu. Compris ?
- Oui, Maître.
- Tu peux y aller. »

Elle recule sans se retourner, avec le même regard baissé, tandis qu'il replonge dans ses papiers. La porte se referme sur lui, les murs tristes et la fenêtre ouverte sur la ville. Elle pivote et se met en marche. Les couloirs longs et blancs se ressemblent tous. Les portes devant lesquelles elle passe se ressemblent toutes. Elle pourrait être ici ou cent mètres derrière, il n'y aurait aucune différence. Elle avance du pas soutenu des brigadiers. Les gens qu'elle croise ne lui adressent pas de signes de la tête et elle ne les regarde pas. Elle passe devant les vitres du centre de recherche. Sa silhouette s'y déforme en ondulant. Elle porte l'uniforme de fonction des sbires de Chronos, le même qu'elle devra donner à Rose tout à l'heure. Ses habits sont marqués des armoiries de la Team, mais sont assez discrets pour passer pour des vêtements civils. Les couleurs en sont modifiées chaque année, pour différencier les anciens et les petits nouveaux fraîchement capturés.
Après quatre ans ici, elle a gardé l'uniforme de son arrivée, avec sa tunique violette et son jean blanc qui  font ressortir ses cheveux. Cheveux qui indiquent à tous, s'il en doute malgré son badge, qu'elle n'est pas humaine. Aujourd'hui, ils hésitent entre le noir et le gris argentés, ce qui, avec sa petite taille, la ferait presque passer pour une retraitée. Quand à ses yeux, ils doivent dévier du marron vers le bleu pendant la journée, puisque la métamorphose se compte en heures. Les nombreuses expériences des scientifiques sur sa personne lui ont au moins appris cela.

Après les laboratoires et les salles de dissection viennent les "dortoirs", appelés ainsi par les maîtres alors que ce ne sont que d'immenses hangars semi-enterrés, dans lesquels sont entreposées des cages  rangées contre les parois. Au centre de chacun de ces gymnases, de grand cercle de sable, pour entraîner et faire combattre les hybrides sous les yeux de leurs confrères impuissants.
Le premier dans lequel elle pénètre, c'est le dortoir A, là où se trouve sa propre cage. C'est ici que l'on enferme les anciens, ceux qui sont définitivement asservis, et dont on ne redoute plus aucune rébellion. On leur accorde parfois une semi-liberté dans les locaux de la Team quand ils ne représentent plus de réel menace. Elle est la plus jeune esclave à avoir obtenu ce privilège.
De nombreuses "chambres" sont vides, leurs occupants étant probablement en mission ou auprès de leurs maîtres. Les esclaves restants sont immobiles, privés de but et de volonté, puisqu'ils n'ont pas d'ordres à effectuer. Le bruit de ses pas résonne dans le silence carcéral du hangar. Parfois, en passant à côté d'une cellule, l'odeur âcre du sang séché lui parvient, souvent accompagné de gémissements. Habituée, elle ne tourne même plus la tête.
L'ambiance change du tout au tout quand elle traverse les dortoirs suivants. Les hybrides, bien plus nombreux et agités, se parlent entre eux de cellule en cellule, font circuler les informations ramenées par les rares ayant eu la chance de sortir, crient pour se faire entendre... Certains des plus jeunes enfants pleurent, et au centre des arènes de sable, plusieurs esclaves se battent sous les regards attentifs de leurs maîtres et d'autres humains armés de fusils. Des mallettes en fer sont entassées à proximité, remplies de seringues de sédatif prêtent à l'emploi.
Des insultes se font entendre sur son passage. Ils envient ce droit qu'elle a de pouvoir se déplacer sans être surveillée, cette confiance déraisonnable que son Maître lui accorde. Ils ne savent pas que c'est son esprit qui est enchaîné, si bien qu'elle ne songe même plus à s'enfuir. Elle ne songe même plus tout court, d'ailleurs. Peut-être envient-ils cela aussi, cette capacité à ne plus rien remettre en cause, à avancer comme une somnambule, sans se poser de questions, sans même penser à un avenir.
Elle atteint le dortoir C et bifurque immédiatement vers le local des gardiens. Ce sont eux qui sont chargés de fermer les hangars en cas de problèmes, et aussi eux qui détiennent les listes des hybrides enfermés, leurs numéros de matricule et les codes de leurs chambres, qui sont modifiés à chaque nouvelle ouverture. Si le système automatisé tombait en panne, toutes les cellules seraient immédiatement bloquées. Elle tend son passe à l'un d'eux et attend stoïquement qu'il ait fini de l'examiner. Puis elle parle, avec sa voix éraillée et le ton apathique d'une esclave entièrement soumise à son Maître.

« C'est pour Rose. Dortoir D. Chambre 46. »

Le gardien lui délivre oralement la clé à onze chiffres de la cellule, puis lui donne congé sans autre forme de procès. Elle se remet en marche sans une once d'hésitation,comme si elle suivait une ligne invisible tracée uniquement pour elle sur le sol de béton. Le dortoir D. Les sifflements et les insultes qu'elle semble ne pas entendre. L'allée 4. La chambre 6. Elle y est. Elle observe du coin de l’œil celle qui sera sa coéquipière d'un soir en pianotant sur le clavier électronique. Elle lui ressemble. Même taille, même poids, même poitrine inexistante. Rose porte merveilleusement bien son nom, difficile de la confondre avec quelqu'un d'autre. Elle attend un peu  avant de valider le code que l'hybride l'ait bien vu, puis elle déverrouille la porte. Elle sait déjà que sa voix ne sera pas intelligible avec le vacarme des sifflements et des quolibets ajouté à tous les autres bruits parasites du hangar. Elle se contente de faire signe à sa compagne de s'approcher, et la saisie fermement par le poignet quand elle se trouve assez proche. Elle la tire hors de sa cellule avec des mouvements brusques, referme la porte et rebrousse chemin en traînant toujours la psytigri derrière elle. Il leur faut quelques minutes pour retraverser les dortoirs dans le sens inverse. Passé le hangar A, elles se retrouvent de nouveau dans les couloirs blancs et calmes de la base. La vivaldaim se retourne alors et relâche sa pression sur le bras de l'autre.

« Bonjour Rose. Je suis Laure, et c'est moi qui vais m'occuper de toi pour ce soir. Si tu as des questions ou un quelconque problème, c'est à moi qu'il faudra t'adresser. J’espère que je ne t'ai pas fait mal en t'emmenant ici, mais je ne pouvais pas m'adresser à toi avec le bruit. Nous allons aller te chercher un uniforme de sortie, et je t’expliquerais les détails de la mission et ton rôle ensuite. »

Laure pivote et se remet en marche, n'attendant manifestement pas de réponse de sa camarade aux cheveux roses. Cette fois-ci, les gens qu'elles croisent marque un temps de surprise en découvrant Rose, qu'ils n'ont pour la plupart jamais vus. Certaines personnes froncent les sourcils et affichent une moue désapprobatrice en les voyant passer. La politique de laisser certains hybrides en semi-liberté n'est pas du goût de tous le monde. Ici, les hybrides sont haïs, et admettre qu'ils sont tout de même bien utile pour réaliser les basses besognes est du plus mauvais goût. Même si Laure semble indifférente, elle veille tout particulièrement à ce que sa protégée puisse la suivre sans trop de difficultés.
Elles arrivent finalement devant une porte qu'il ressemble à toutes les autres, que l'hybride vivaldaim pousse et garde ouverte pour sa compagne. A l’intérieur, un plan de travail et des casiers étiquetés. Laure en ouvre quelques-uns et en sort une tunique bleu sombre et un jean imprimés du logo de Chronos, qu'elle tends à Rose.

« Tiens. Ce sera ton uniformes pour toutes tes mission à l’extérieur, sauf si ton maître exige autre chose. Enfile-le maintenant. »

Laure n'esquisse aucun geste lorsque sa compagne se détourne pour enfiler l'uniforme de sortie. Elle continue à l'observer, à la surveiller presque, l'esprit déjà concentré sur la prochaine mission. Une hybride psytigri, donc. Elle devrait être rapide, et correspondre parfaitement au rôle qu'on lui a attribué. Les maîtres ne font jamais rien au hasard, et n'enverrait pas deux hybrides comme elle dans une mission qui ne serait pas gagnée d'avance. La vivaldaim pense à Anthony, qui doit déjà les attendre à la porte 7, escorté d'une cohorte de miliciens près à encadrer de près les trois hybrides... Il faudrait se dépêcher. Alors que sa cadette finit de passer le col de la tunique au-dessus de sa tête, Laure s'apprête à rouvrir la porte du petit réduis et à replonger dans l'effervescence des locaux de la Team. Mais la voix éraillée de Rose l'arrête en plein mouvement. Certains hybrides deviennent aphone ou oublie le langage, à force de se voir parler comme à des bêtes. Ce n'est heureusement pas le cas de sa protégée, mais Laure hésite tout de même entre un soupir de soulagement ou d’exaspération. Elle savait qu'en se coltinant une bleu, il lui faudrait répondre aux questions de celle-ci, et potentiellement la rassurer et faire la conversation. Le problème, c'est que la vivaldaim n'a aucun talent dans cette discipline, et n'a aucune envie de s’y adonner plus que le nécessaire. Sauf que pour l'instant, le nécessaire n'est même pas atteint. Pas à contrecœur mais presque, Laure se retourne vers sa compagne. Après tous, ce n'est pas comme si elle avait le choix. Et puis, mieux vaut qu'elle se montre polie et avenante, pour la bonne réussite de la mission.  

La psytigri plonge ses yeux dans ceux de la vivaldaim. Celle-ci retient à grande peine une grimace. Elle déteste les regards directs. Ils sont trop vivant et détruits pour pouvoir y capter quoi que ce soit de concret. Mais Laure oublie bien vite cette sensation désagréable en entendant la deuxième question de Rose. Elle ne sait pas quoi répondre. Joyeuse ? Y a-t-il quoi que ce soit de joyeux en ce monde ? Laure ne sait plus. Non, les missions ne sont pas joyeuses. Mais la fierté qu'on en tire et le soulagement lorsqu'on en sort vivant sont joyeuse, elles. Tous comme la satisfaction du maître.  

« Pas spécialement joyeuse, non. Mais pas trop insurmontable non plus. Et utile de toute façon. »

Elle essaye de mettre un peu de chaleur dans sa voix, échoue lamentablement. C'est sa première mission, il faut la ménager, pense-t-elle. Pas trop, évidemment, mais juste ce qui faut pour ne pas la dégoutter ou lui faire peur. Sinon, le dressage deviendra encore plus difficile, et les maîtres comme les scientifiques ne seront pas content. Laure se retourne et ouvre la porte donnant sur le couloir froid, inexpressif, aseptisé.

« Je vais te donner un complément d'informations en marchant, d'accord ? Il ne faudrait pas être en retard. »

Cette fois, Laure pense avoir réussi à prendre un ton un peu plus chaleureux. Pense seulement. Les coups du maître ne lui ont pas enseigné la franche camaraderie. Dommage. En marchant dans le couloir, suivie par sa coéquipière, Laure pense au peu d'informations que celle-ci a reçu. Elle n'est pas au courant de leur destination, ni de son rôle à jouer dans la mission qui les attends. Un petit cour de rattrapage s'impose. La vivaldaim ralentit, pour que la pystigri puisse se poster à côté d'elle et l'écouter tout en marchant.

« Mission de dissuasion et d'information. A vingt et une heure, avec un autre camarade hybride et des sbires armés, nous pénètrerons les sous-sols du manoir combat. Là doit se tenir la réunion d'un des plus gros groupe de rebelles qui agitent Unys depuis quelque mois. Nous les trouvons, leur délivrons un petit avertissement musclé, éliminons leurs têtes pensantes, puis nous revenons ici. Nous devrions être rentrer pour minuit si tous se déroule comme prévu. »

Il pourrait y avoir des imprévues, bien sûr et probablement des hybrides parmi eux. Dans ce cas, les consignes des maîtres sont clair : pas d'initiative, mais une demande de renforts pour être sur de ne perdre aucun pion dans cette drôle de partie d’échec.  

« Pour le rôle de chacun, nous en parlerons avec le reste de nos coéquipiers. Les plans ont été un peu modifié, il faudra voir comment nous allons nous organiser. »

Mais il n'y aura sans doute aucune surprise. Les maîtres savent tous, les maîtres ont tous prévu. Il faudra seulement s'assurer que la nouvelle ait bien compris son rôle. Les deux soldates repassent devant le centre de recherches, et les vitres de chaque côtés du couloir décuplent leur reflets à l’infini. Un fantôme de culpabilité effleure l’esprit de Laure. Elle ne fait pas bien son boulot, elle devait rassurer Rose. Mais avec son ton inhumain, son débit de paroles trop rapide et ses explications claires mais dépourvue d'une quelconque chaleur, elle a peur d'avoir plus désemparée l'hybride qu'autre chose. Elle se force à se retourner vers sa camarade et à lui adresser un jolie sourire, peut-être autant effrayant que réconfortant. Il faut qu'elle trouve quelque chose à dire, au-delà du cadre du travail et de leur captivité. Les parents ? Non. Mauvaise idée, ceux de Rose pourraient bien être décédés. Et puis les règles interdisent de parler du passé. Quel passé ? Elles ont toujours été des animaux bon à être exploité, ne seront jamais rien d'autres.
Vite, un sujet dénué d’intérêt... Ah. Ça y est.  

« Tu vas voir, Anthony est beaucoup trop mignon. Je n'ai pas l'habitude de m'extasier sur les hommes, mais je dois avouer que lui est super bien foutu ! C'est un scalproie, et il nous sera d'une grande aide ce soir. »

Et voilà. Quoi qu'elle fasse, ses pensées la ramène toujours vers la mission. Elle ne voudrait surtout pas décevoir le maître, elle sait que son intégrité physique s'en ressentirait.